ASSOCIATION des CAPITAINES au LONG COURS et CAPITAINES de 1ère classe

 

TIRÉ AU SORT

 

Une nouvelle d'Alain ARBEILLE




                        Nous nous  étions retrouvés à la gare Saint-Charles de Marseille, en cette fin de matinée de Novembre 1953, et nous embarquâmes le soir même  à bord du Modali, ex Saint-Roch, qui était en partance pour Madagascar. Lui, c’était mon camarade Rouvier, grand garçon brun au caractère franc et jovial, qui était en quelque sorte mon alter ego, car nous avions suivi les mêmes études maritimes et nous allions remplir la même fonction de lieutenant avec, comme bagage, un peu moins de quatre années de vie professionnelle. Quant à moi, je pouvais me décrire alors comme un célibataire enthousiaste à l’idée d’effectuer ce premier grand voyage à des latitudes inconnues !
                        La première entrevue avec le commandant fut  commune, entendez par là que nous nous présentâmes ensemble, et celui-ci nous fit à peu près ce discours :- « Généralement, il y a sur chaque navire un Premier et un Deuxième lieutenant. Mais vous avez la même ancienneté et les mêmes états de service et je propose donc  que vous partagiez les fonctions. L’un sera premier lieutenant à l’aller, l’autre au retour, et vous vous partagerez de même les tâches afférentes ainsi que le quart à la mer ». La proposition nous convenait, et ce fut l’occasion de notre premier « tirage au sort ». Je proposai la « courte paille », mais Rouvier préférait « Pile ou Face ». –« Où trouver de la paille sur un tel navire ? » ajouta-t-il, et  c’est ainsi que j’héritais  du quart de « minuit à quatre » qui est, comme chacun sait, le quart le plus malencontreux  mais, en revanche, le plus tranquille.
                        Le  Modali  appareilla le lendemain. C’était un navire robuste, sorti en 1923 d’un chantier britannique .Il avait survécu à la guerre, sous des identités  et des fortunes diverses. Sa silhouette découvrait un gaillard, un long château, une dunette, et deux mâts portiques séparant les cales à l’avant et à l’arrière. Sa machine alternative à triple expansion lui permettait une allure, pas du tout ridicule à cette époque, de 12 nœuds.

            . Le pilote, en dégringolant dans sa barcasse, fit un signe de la main avant d’abandonner le navire et son équipage aux heurs et malheurs de la navigation. C’est alors que le commandant, resté sur l’aileron de passerelle, se tourna vers moi :
                        - « Enfin seuls ! », me dit-il.  Je devais apprendre par la suite qu’il n’appréciait guère les séjours dans les ports présentant de « dangereuses surprises »  à ses yeux.
                        Le Modali franchit les Bouches de Bonifacio de nuit, et sous une pluie dense et inoubliable pour un jeune officier, et passa le détroit de Messine en pleine journée et pleine lumière. Cette précision est importante car elle permit à quelques marins de lancer à la mer  leur bouteille contenant la lettre d’amour ou d’amitié et aussi un peu d’argent ou de cigarettes pour le facteur.  Ce dernier, pêcheur de Messine  ou de Reggio de Calabre, effectuait sa tournée à l’épuisette, et assurait au courrier un destin aléatoire et parfois bienveillant. Puis ce fut Suez et le début de la mer Rouge où nos yeux émerveillés purent contempler la montagne du Sinaï et ses couleurs bibliques de pourpre, hyacinthe et écarlate, avivés par la lumière du couchant.
                        Trois jours de mer Rouge, trois jours de chaleur intense ! L’équipage commença à frapper à la porte de l’infirmerie ! Mais qui devait l’ouvrir ? Qui devait  en posséder la clef ? Un lieutenant ! Lequel ? Il faut tirer au sort ! Comment ? Le local fut ouvert et nous choisîmes un bocal dans lequel se trouvaient  des grosses pastilles roses « à absorber en cas de chaleur et de sudation ». Celui qui trouverait le nombre de pastilles le plus rapproché du nombre réel choisirait d’être « lieutenant infirmerie » ou « lieutenant papiers ». Ce dernier devenant en quelque sorte secrétaire pour taper sur une vieille machine à écrire quelques lettres et quelques listes d’équipage.. Ayant réussi l’épreuve des pastilles je choisis l’infirmerie et  fis aussitôt l’inventaire de l’armoire dont le nom officiel était : «coffre aux médicaments » et qui contenait effectivement un bon nombre de médicaments, récents ou périmés, et quelques petits nouveaux du genre Pénicilline ou sulfamides. Je vérifiai également la présence d’un certain nombre de flacons d’éther dont l’odeur pouvait assurer, à  elle seule, le sérieux des consultations.
             
                        Aussitôt après avoir doublé le cap Gardafui, la corne de l’Afrique, le Modali prit la route du sud tracée au crayon sur la carte par le commandant entre notre position et le  cap d’Ambre, au nord de Madagascar. Puis le chef de l’expédition nautique se tourna vers les officiers présents pour ordonner, avec un sourire ironique, « Surtout, suivez bien la route ! » Il savait que les courants de l’océan indien sont nombreux, traversiers et contradictoires et il savait aussi que les différents points observés et calculés nous porteraient à gauche ou à droite mais jamais sur la ligne idéale.
                        Vers  le Sud il fallait une semaine pour rejoindre la Grande île.  Aux heures fragiles, aux approches du couchant, je retrouvai mon camarade Rouvier sur le pont arrière du navire, avec parfois l’officier radio ou l’un ou l’autre des officiers mécaniciens qui profitaient de la relative fraîcheur vespérale. Nos verres se trouvaient vite alignés sur la lisse de pavois, sauf en cas de roulis excessif qui nous contraignait à les regrouper sur le prélart du panneau de cale. Nous restions là, spectateurs privilégiés, à surveiller le soleil qui n’allait pas tarder à disparaître dans une magnificence de couleurs. . C’était beau, je m’en souviens, même pour des officiers en attente d’un quart de nuit précédé ou suivi d’un médiocre repos.
                        Rares étaient les navires rencontrés, il y en avait cependant quelques uns et ce fut le prétexte d’un nouveau tirage au sort. Le second capitaine,-voie hiérarchique descendante oblige-, se délesta sur les pauvres lieutenants d’un travail long et ennuyeux concernant les heures supplémentaires de l’équipage durant l’année.
                        -  « Si le premier navire aperçu est à bâbord, c’est moi qui ferai la corvée, proposa Rouvier, si c’est à tribord ce sera pour toi ! »
                        J’acquiesçai naturellement.  Quelques heures plus tard, une petite virgule noire se montra  à bâbord sur la ligne désespérément  droite de la chance. Après on aperçut une fumée, puis une coque, puis un navire. Il s’agissait d’un paquebot  remontant vers l’Europe et Rouvier gagna ainsi largement  le droit aux calculs et aux écritures.
            Nossi-Bé fut le premier mouillage visité. C’est une petite île près de la grande et on la respire avant de la voir. Pour y parvenir il fallait naviguer dans des chenaux longeant des récifs coralliens agressifs sous l’œil attentif et aussi semi agressif du commandant. Mais ensuite, quel décor ! Quelle  couleur ! Quelle exubérance végétale ! Quelle sérénité tropicale ! Quel bouquet subtil de parfums  offert à notre sens olfactif  purifié par plusieurs semaines de brise maritime !
            Le navire fut vite entouré par des pirogues à balancier de marchands.  Les fruits frais obtinrent un succès prévisible et en particulier les régimes de bananes qui se retrouvèrent bientôt suspendus dans toutes les coursives  devant la porte de chaque locataire. En métropole et à cette époque la banane restait encore le fruit défendu. Sur le pont officiers, l’habitude fut prise d’effeuiller ou plutôt « d’effruiter » les régimes au hasard des rencontres et sans se soucier du régime de la propriété !
            Après Nossi-Bé, le Modali se rendit au mouillage de Majunga. Il s’agissait de rades abritées où le déchargement s’effectuait sur chalands. Les véhicules, les caisses, les tôles, les fers à béton débarquaient ainsi, mais aussi les cartons de liquides, vins et alcools de toute nature, la plupart du temps en coulage apparent et odorant, voire enivrant. Puis le navire fit route pour contourner le cap d’Ambre, saluer la superbe rade de Diégo-Suarez sans y pénétrer et longer la côte Est jusqu’à Sahambava, où il mouilla le temps d’embarquer quelques palanquées de produits exotiques et  permettre à l’équipage de respirer la brise de terre véhiculant les parfums épicés du rivage. Le Modali  poursuivit sa route le long de la côte Est, en passant devant le port de Tamatave, sans y faire escale, et acheva son vagabondage en mouillant sur la rade de Mananjary, bien ouverte aux vents du large. Et nous attendîmes….
            Il fallait attendre les « boats » dans lesquels le déchargement s’effectuerait ; leur disponibilité ; la disponibilité du remorqueur ; l’apaisement de la barre du rivage ; la disponibilité du hangar et du peu de chargement que nous devions embarquer, enfin…, il fallait attendre ! Et, depuis Marseille, nous n’avions pas foulé la terre des hommes ! Les quelques bananes oubliées avaient piètre figure sur leur régime noirci. Nous tentions de nous occuper le plus utilement possible sans y parvenir complètement et, pour meubler les heures de doute, Rouvier venait dans ma cabine discourir sur ses projets et analyser mes idées tout en secouant les cendres de sa cigarette dans mon lavabo. Il apportait sa chaise, car je n’en possédais qu’une, et se vautrait sur elle en faisant dépasser ses grandes jambes dans la coursive par-dessus le surbau de la porte. Nous étions prêts pour toutes les aventures, et restions enfermés dans une prison nautique. C’est alors que le destin, je veux dire le commandant, vint à notre secours. Il détenait un papier à la main qui était un message de l’armateur ou de son agent inconnu vivant sur la rive lointaine  et  hautement convoitée :
                        -«  J’ai communiqué avec l’agence. « Ils » vont essayer de nous envoyer le remorqueur demain matin lors que la barre sera plus calme. L’un de vous deux  devra se tenir paré pour se rendre à terre avec les papiers officiels, manifestes, etc.…et rapporter le courrier, si il y en a ? »
                        Le  « …l’un de vous deux… » n’avait échappé à aucun des deux, et nous étions tous deux  ardemment volontaires. Il fallait donc une fois de plus tirer au sort. Nous choisîmes la « mouche » qui avait déjà donné des gages de sérieux et d’impartialité : Chaque concurrent pose un morceau de sucre sur une table et la première mouche qui atterrit sur l’un deux  fait gagner l’heureux propriétaire. La table du carré des officiers ,la plus proche de l’office,nous sembla l’aéroport le plus fréquenté  par les insectes volants et nous y posâmes nos deux appâts puis nous nous assîmes,le plus sagement du monde sur la banquette contiguë,les mains cachées et les bras le long du corps .On attendit….un certain temps !Quelques mouches curieuses ,et sans doute fatiguées,vinrent se poser sur la table,se frottèrent les pattes de devant ;l’une d’entre elles entreprit même un visite de proximité plus approfondie ,mais peut-être manqua-t-elle de courage pour escalader la falaise blanche,ou était-elle repue ?  Elle s’envola comme les autres….Rouvier osa  rompre le silence obligatoire
  -«  Les mouches ne sont plus ce qu’elles étaient !… » proféra-t-il sentencieusement. »
  -«  Tu as raison, il faut trouver un autre mode d’élection. Je te propose les cafards. »
                        La solution fut adoptée et, munis de petites boîtes en carton, nous partîmes à la recherche de nos futurs champions. Rouvier se rendit à la cuisine où il trouva un très grand choix de ces insectes navigateurs. Quant à moi, je me contentai de l’office du carré, où la sélection me parut suffisante. Fallait-il préférer un coureur fin et véloce à un gros lourdaud  moins fragile ? Quant à l’intelligence, nous n’avions guère le temps de leur proposer les tests nécessaires. En fin d’investigation, nous nous retrouvâmes avec deux spécimens quasi identiques, deux frères jumeaux en quelque sorte, (ou deux sœurs jumelles, qui pourrait le dire ?), des bêtes fines et racées, avec de grandes pattes,  de longues antennes, et une robe auburn ni trop foncée, ni trop claire. Premièrement, on décida de leur organiser une course : Un trait de départ à la craie sur le sol,et un autre trait pour l’arrivée,et entre les deux des baguettes de bois prêtées par le charpentier pour simuler la piste de course. Mais… ! Essayer de faire courir en ligne des cancrelats aussi rapides qu’écervelés ? Quelle présomption ! L’un parcourait un demi-mètre, puis revenait soudainement et aussi rapidement en arrière, sans que l’on puisse deviner ce qui avait motivé sa décision. L’autre escaladait obstinément les barrières de sécurité. Aucun ne tenta de s’élancer avec panache vers la ligne d’arrivée. De lassitude, nous les posâmes, un peu brutalement peut-être, sur la table des mouches, en remplaçant les sucres par un cercle tracé à la craie dans lequel devaient pénétrer le champion du vainqueur. Les cafards s’élancèrent dans une divagation désordonnée, de bâbord à tribord, s’arrêtant seulement sur le bord du précipice et repartant de l’avant à l’arrière, en évitant soigneusement le piège dressé sur leur route. Les cafards se croisaient et se décroisaient suivant une chorégraphie plutôt fantaisiste.  –« Quel est mon champion ? », dit soudainement Rouvier,-« Ne me dis pas que tu ne le reconnais pas ! ». De fait, j’avais suivi le mien avec attention. !
                        Comme la décision tardait nous agrandîmes considérablement le cercle en le traçant à la craie d’une main légère. Et soudain…. !
                        -«  Victoire ! cria Rouvier. Mon cafard a gagné ! Il est même rentré entièrement dans le cercle. J’irai demain à terre…
                        -«  Mais… !?
                        Le soi-disant vainqueur était parti ! Sans doute pour préparer sa première visite à Madagascar ? D’une pichenette rageuse, je précipitai le héros et son comparse  dans un coin obscur et humide du carré.
                        Rouvier embarqua le lendemain matin à bord d’un remorqueur rustique et,….je n’allais plus  jamais le revoir ! Entre temps un cyclone était passé très au large et nous héritâmes, non pas du vent, mais de sa houle résiduelle, qui fit rouler le Modali de plus en plus étrangement et dangereusement. Sur le rivage, la barre s’accentua et le port fut consigné. A bord les marchandises des ailes de faux-ponts commencèrent à s’écrouler et le commandant prit la décision de dérader. Un échange de télégrammes s’effectua et, on abandonna définitivement Madagascar et…Rouvier, pour nous diriger vers La Réunion, où un chargement de rhum et de sucre nous attendait.
                        J’ai essayé de retrouver mon camarade. J’ai su qu’il avait été rapatrié par avion, qu’il avait retrouvé un embarquement, puis changé de compagnie de navigation. Puis je l’ai perdu…, il devait être à une extrémité du monde, alors que je me trouvais à l’autre….J’ai appris, il y a quelques années, qu’il avait disparu dans les eaux caraïbes avec le petit cargo qu’il commandait.
                        Le destin avait bousculé l’existence de mon camarade. Le destin ? Voire ! Tout se passa le jour de notre dernier tirage au sort. Oui ! J’en étais absolument sûr : c’était bien « mon » cafard qui était entré dans le cercle. Mais mon ami Rouvier avait manifesté une telle  joie !!