Le Commandant Alain ARBEILLE
est l'auteur de "Capitaine au Long Cours"
et de "Le Commandant a disparu".
Il nous communique l'une de ses dernières nouvelles :
UNE
PASSAGÈRE EN ROSE
Le Commandant Rémi est un
incorrigible bavard, mais qui pourrait s’en plaindre puisqu’il
prend la parole, non pour narrer ses exploits maritimes, comme les héros
soumis à cette tentation, mais pour évoquer des souvenirs
de jeunesse et raconter des faits-divers de la navigation qui nous font
replonger dans l’atmosphère des navires que nous avons
jadis hantés.
Lorsque je le retrouvai
à La Guadeloupe, au repas clôturant le Congrès des
Pensionnés, il avait vaincu la foule se pressant devant le buffet
des desserts, et essayait d’empiler sur son assiette des tranches
d’ananas, des bananes flambées, des parts de gâteau
à la noix de coco, et d’autres mets tropicaux dont je ne
saurais dire les noms.
« Il faut que je me rattrape, me dit-il, car je n’ai pas
navigué assez longtemps dans les eaux caraïbes, pour pouvoir
goûter à toutes ces saveurs. Sur les « ferries »
du nord, nous n’avions pas ces sortes d’aliment, et encore
moins le temps de les déguster. J’ai fait un jour la traversée
sur le Vortigern, un ferry anglais; le commandant m’avait invité
à sa table « to take some food »: Tu vois le programme,
quant à la réalisation, elle ne dura que dix minutes !
« Sur les ferries français, il nous arrivait aussi d’expédier
un repas en dix minutes, et quelquefois sur un plateau à la passerelle
! Le moins souvent possible évidemment! »
« Cela me fait penser à cette passagère en rose
qui me fit manquer un repas qui s’annonçait paisible. Cela
se passait à bord du Chartres. Nous venions de passer une semaine
rendue pénible par les visites bruyantes et successives d’une
famille de dépressions atmosphériques, avec des vents
de sud-est très mauvais pour l’accostage à Douvres,
et des vents de nord-ouest en traîne, pas très bons pour
la manœuvre à Calais. Le temps calme était enfin
revenu. Certes un calme fragile et transitoire qui ne présageait
rien de bon, mais on pouvait espérer qu’il durerait une
heure, le temps d’une traversée,le temps d’un repas
pris au carré des officiers. C’était sans tenir
compte de la passagère en rose. !
« Je brûle de la connaître ! »
« En fait le commissaire qui réglait généralement
sans éclat les problèmes avec les passagers me fit dire
que, pour une fois, cela dépassait ses compétences, et
que la femme insistait pour me rencontrer d’urgence. »
« Si la passagère avait été un passager,
même habillé de rose, peut-être n’aurais-tu
pas bougé ? »
« Je l’admets. On obéit souvent inconsciemment au
mystère...et au charme. Je la précédai dans mon
bureau. Rose, elle l’était des pieds à la tête,avec
un tailleur de bonne coupe, des souliers et un foulard de soie de cette
couleur, ainsi qu’un sac à main et un autre sac,un peu
plus volumineux que son bras soutenait avec beaucoup de précaution.
Ses cheveux seuls étaient de couleur sombre, mais je ne suis
pas persuadé qu’ils ne présentaient pas quelques
reflets roses. Après
m’avoir annoncé qu’elle était japonaise, elle
introduisit sa main dans le sac précieux, sans autre préambule,
et tel un magicien en fit sortir un coffret de bois… »
« …rose ! »
« …non ! noir, verni et de la dimension d’une grosse
boîte de cigares. Ceci est mon mari me déclara-t-elle et
devant mon air effaré elle poursuivit : « C’était
un marin; Dans son testament, il demandait qu’après incinération
ses cendres soient dispersées dans la mer. » Je lui fis
remarquer que la mer du Japon, ou toute autre mer d’Asie, aurait
été plus accueillante,et plus propice au déroulement
d’une telle cérémonie,mais elle m’arrêta.
: « Nous vivions à Londres. Il connaissait la Manche et
c’est ce que j’ai trouvé de plus proche et de plus
pratique. ». J’essayai -et cela ne fut pas le plus facile-
de réfléchir vite, car s’il y avait dispersion à
la mer il était préférable de le faire dans les
eaux françaises. Qui pouvait savoir ,en effet, quels étaient
les lois et règlements des services de Sa Majesté concernant
cette coutume funéraire à laquelle j’allais être
associé et il était souhaitable d’éviter
un conflit avec les « Customs ». « Madame, dis-je
à la dame en rose en empruntant le ton cérémonieux
convenant à cette particulière circonstance, je pense
qu’il faut procéder sans tarder à la cérémonie.
Nous allons nous rendre à l’arrière du navire, lequel
sera stoppé quelques instants pour la dignité….
»
« …et aussi pour réduire les courants d’air.
! »
« …oui ! mais je ne pouvais lui dire que je craignais un
peu la réaction des cendres. Allaient-elles obéir à
la gravité universelle et s’immerger en toute quiétude
; allaient-elles s’envoler sous l’effet d’un brise
résiduelle. ; ou pire, allaient-elles se jeter une dernière
fois dans les bras de la charmante conjointe en abandonnant quelques
nobles souillures sur le beau vêtement. Je prévins la passerelle,
le chef mécanicien, et je demandai au second capitaine de m’accompagner,
et ce dernier convoqua le bosco afin de prévenir une difficulté
éventuelle. Mais la cérémonie fut parfaite. Le
pavillon fut amené à mi-drisse,-honneur concédé
au mort et au marin-, pendant que la rose épouse déversait
le contenu de la boîte dans l’eau limoneuse. Les passagers
spectateurs observaient le silence et comme je remarquai quelques casquettes
enfoncées sur des têtes, je lançai l’ordre
entendu jadis sur un navire de la « Royale » : « Bas
les bonnets ! », ce qui donna immédiatement le résultat
escompté. Notre veuve contempla sa boîte vide, sembla hésiter
un instant, et la lança à la mer. Puis, pour rompre le
silence, elle sollicita la permission de descendre dans le garage pour
quelque rangement d’objet dans sa voiture, ou quelque changement
de vêtement. J’allais naturellement accéder à
sa demande, trop heureux de conclure ainsi, lorsque je vis le second
capitaine exécuter une sorte de danse d’énervement,
accompagnée de signes négatifs de la main, derrière
la silhouette nipponne. Devant ma perplexité il s’expliqua
: « Madame ne peut pas descendre actuellement dans le garage,
c’est trop dangereux, on y effectue des exercices et des visites
d’entretien incompatibles avec la présence des passagers
», « …ah !...très bien ! On vous préviendra,
Madame, lorsque vous pourrez descendre… »
« Il se passait des événements bien mystérieux
sur ton ferry… ? »
« Tu ne crois pas si bien dire. C’est ainsi que j’interrogeai
vigoureusement mon second dès que nous fûmes en tête
à tête :
« Commandant !, m’expliqua-t-il, la passagère est
arrivée à bord dans une superbe voiture… »
« rose ? »
« non ! grise je crois,mais toute neuve , luxueuse et étincelante,et
l’équipage la nettoie et la lave actuellement… ».
« Quelle est cette fantaisie ? ». « Il y a eu un petit
problème concernant les collecteurs flexibles d’alimentation
des vérins des ponts mobiles. L’un d’eux a explosé
et l’huile sous pression a aspergé abondamment une dizaine
de voitures dont évidemment celle de notre passagère:
Une catastrophe noire, visqueuse et pratiquement inapprochable, en quelque
sorte. Mais le bosco a pris les choses en main et m’a promis que
tout serait en ordre à l’arrivée à Douvres.
» En effet,le Maître d’équipage avait rassemblé
tous les hommes valides au repos ou occupés à des tâches
diverses d’une part et d’autre part tous les produits nettoyants,
voire détersifs, se trouvant à bord, et tu sais qu’il
y en a… »
« …Malheureuses voitures ! »
« Le résultat fut exceptionnel. Après l’accostage
à Douvres, je descendis dans le garage par exception et par curiosité.
Je pris congé de la passagère en rose qui me remercia
pour avoir poussé l’obligeance jusqu’au toilettage
de son véhicule. Les autres passagers intéressés
remerciaient chaleureusement les matelots présents pour l’excellence
de leur travail et peut-être distribuèrent-ils quelques
pourboires. Un couple stoppa son véhicule sur la pont de débarquement
à hauteur du second capitaine et lui déclara : «
Nous ne savions pas que le prix du passage comprenait le lavage de la
voiture ! C’est intéressant ! Nous reviendrons …
»
« Un bienfait n’est jamais perdu ! »
« Et je n’ai pas regretté mon repas,…pour la
beauté du geste… »
« …et aussi pour le tailleur rose ! »
Alain Arbeille
LE COMMANDANT A DISPARU..., mais vous pouvez le
retrouver directement chez l'auteur pour un prix spécial de dix
euros franco ( 8 Nouvelles,238 pages)
Lettre: Alain Arbeille 8 Avenue Henri Grellou 91370 Verrières-le-Buisson.
Téléphone: 01 69 20 81 50
Courriel: alain.arbeille@wanadoo.fr